Témoignage d’une Fille de la Charité pendant la Guerre 1914-1918 à ARRAS (Pas de Calais)
Extraits d’un cahier de l’Institution des Jeunes Sourds-Muets et Jeunes Aveugles, de 1917
« L’Institution des Jeunes Sourds Muets et Jeunes Aveugles d’Arras, fondée en 1856 était très florissante en 1914. Quatre quartiers bien distincts formaient cette œuvre si utile : les Garçons aveugles – les Jeunes Filles aveugles – les Sourds muets- les Sourdes muettes.
Pour le Pas-de-Calais, l’Institution des Jeunes Aveugles, tout en étant la seule œuvre dans le département, semblait avoir répondu suffisamment et pleinement à sa mission […]
Le personnel enseignant, surveillant et employés se composait de : 20 Filles de la Charité, 9 Professeurs et Surveillants, 15 Professeurs ou Surveillantes et Employées.
En s’inspirant des aptitudes spéciales des élèves, […] ils étaient orientés surtout vers la musique instrumentale et vocale.
Il était particulièrement aisé de leur procurer des places de chantres ou d’organistes dont l’importance répondait à leur talent et de les installer à la tribune des grands orgues du Trocadéro ou sur le modeste tabouret d’un humble harmonium de village. Ils avaient une situation assurée que pouvait améliorer les accords de pianos et les leçons de musique qui leur venaient par surcroît.
Le quartier des Garçons aveugles comptait une cinquantaine d’aveugles en 1914 […]
Un élève de l’Institution devenu premier professeur, Monsieur Emile Billeton, organiste de la Cathédrale d’Arras, s’est fait entendre à Paris où son talent d’artiste et sa virtuosité exceptionnelle furent appréciés du Comité Américain si bienveillant aux victimes de guerre.
Depuis la création de cette œuvre jusqu’en 1914 :
- 50 aveugles garçons ont été placés comme organistes et organistes chantres
- 25 ont exercé fructueusement le métier de rempailleurs et canneurs de chaises
- 12 celui de vanniers
- 34 aveugles filles ont occupé des places d’organistes ou de professeurs de piano et de chant
- 6 rempailleuses et canneuses ; toutes tricoteuses
Pour ces musiciens, […] lorsque leurs dispositions musicales ne leur présageaient pas de succès de ce côté on n’hésitait pas à les mettre à l’apprentissage d’un métier manuel ; quelques-uns sont devenus canneurs, rempailleurs de chaises et vanniers, sans abandonner complètement la musique, et restaient en état d’obtenir une modeste place d’organiste dans un village. […] Une instruction primaire aussi intéressante que solide leur était donnée chaque jour avec des cours variés […] Monsieur l’Aumônier donnait des cours d’Instruction Religieuse.
Pour ceux qui n’avaient pu réussir dans leurs études, une petite maison leur était réservée, avec piano et harmonium ; ils pouvaient finir leur vie, tranquilles et heureux, tout en continuant leur métier de canneur et de vannier […]
Le quartier des Jeunes Filles aveugles, à l’extrémité de la maison comptait en 1914, une vingtaine d’élèves et une vingtaine d’adultes. Le système d’enseignement musical et primaire était semblable à celui des garçons. Pour remplacer l’accord de piano que les Jeunes Filles ne font pas, on leur enseignait le tricot, le crochet, le cannage, ce qui leur permettait de leur procurer plus tard quelques ressources. Celles qui n’avaient pu être placées, trouvaient un asile dans une maison particulière qui les mettait à l’abri du besoin et de l’isolement.
Le quartier des Jeunes Muets comptant quatre-vingt élèves comprenait un beau bâtiment de construction récente, composé de 7 classes, réfectoire, dortoir, lavabo, infirmeries, salle de bains, salle de récréation avec cour spacieuse, atelier de cordonnerie et de menuiserie.
L’éducation des muets basée sur la méthode orale pure, est adoptée depuis plusieurs années et a donné de bons résultats.
Lorsque l’élève a accompli les quatre premières années d’études, il se rend l’après-midi à la cordonnerie ou à la menuiserie ; un maître leur enseigne le métier demandé par l’élève et accordé d’après les aptitudes. En outre deux ateliers de cordonnerie et de menuiserie sont installés à l’Institution.
Au bout de 7 années, un sourd-muet courageux et attentif lisait la parole sur les lèvres et se faisait facilement comprendre en se servant de mots courants et très usagés de notre langue française. Un cours d’Instruction Religieuse leur était donné. Le sourd partant de l’Institution pouvait utiliser son métier de cordonnier ou de menuisier et tenir sa place dans la Société. D’autres restant à l’Institution après leurs études apprenaient le jardinage ou continuaient la cordonnerie.
Le quatrième quartier affecté aux Jeunes Filles Sourdes Muettes comprenait 140 enfants. Même méthode d’enseignement que pour les garçons sourds-muets. On leur enseignait la couture, le raccommodage, tricot, broderie, crochet. Quelques une travaillaient avec une dextérité merveilleuse le macramé, le filet : toutes étaient formées au ménage.
Au moment où l’on pouvait regarder cette œuvre avec complaisance et bonheur, un bruit sinistre vint jeter l’effroi parmi nous. La guerre était déclarée.
Les élèves de l’Institution partis en vacances, venaient de rentrer dans leurs familles : il ne restait que les nôtres, ceux qui n’avaient d’autre toit que notre chère Institution.
Après trois mois occupés à recevoir la troupe, à hospitaliser les réfugiés de Maubeuge, à soigner les pauvres blessés, nous reçûmes les premiers obus […] le 6 octobre. Qui pourra jamais traduire ces angoisses, ces souffrances du bombardement : les sourds-muets ne s’en effrayaient pas trop, ils n’entendaient rien ; mais les aveugles sentaient la mort suspendue au-dessus de leurs têtes et entendaient les crépitements des incendies de la ville. Il fallait habiter les sous-sol et le jour et la nuit. Dieu veillait sur nous, pas un accident ne fut à déplorer.
Le 26 octobre 1914, la Préfecture donna l’ordre d’évacuer le personnel et les élèves de l’Institution car on craignait l’investissement de la ville. Il fallut donc fuir avec une centaine d’enfants sous les obus qui tombaient près de nous : après avoir marché cinq heures et franchi la ligne du feu, nous arrivions à Aubigny, village situé à 18 kilomètres d’Arras. Où aller ? Où conduire ces enfants à l’approche de l’hiver ?
Après quelques jours de voyage, nous descendions à Berck-plage qui devint l’établissement de l’œuvre jusqu’au jour béni où nous pourrons rentrer à Arras. Il ne fallait pas songer à retrouver une maison avec quatre dépendances ; cela n’existait pas. Depuis octobre 1916 les cours et classes ont été repris comme à Arras, dans la mesure du possible. Beaucoup d’enfants manquent à l’appel, car une barrière de fer et de feu nous en sépare depuis trois ans ; ils sont en pays envahis ! Que font-ils ? Qui les instruit ?
Depuis ce mois d’octobre 1914 notre maison à Arras a reçu 50 obus. Que de parties de bâtiments effondrés ; des toitures presque toutes à jour ou éventrées laissant passer l’eau qui s’infiltre par les plafonds : combien de murs qu’on espérait restaurer qui disparaissent peu à peu après chaque bombardement. La maison des Filles Aveugles âgées reçut son dernier obus le 20 juin 1917, qui a fini de la raser complètement : elle n’existe plus ! Le bâtiment des Jeunes Muets a été coupé en deux par un obus de 210 mm et récemment endommagé à plusieurs endroits par de successifs bombardements. Qu’arrivera-t-il encore puisqu’Arras est toujours sous les coups de leurs obus […] »