Les Filles de la Charité d’AVRANCHES (suite)

La Seconde Guerre Mondiale

Dans les articles de décembre 2024 et janvier 2025, a été publié le « Journal de route durant la Guerre » d’une Fille de la Charité du 6 juin au 30 juillet 1944. En ce mois de février, voici la dernière partie de ce journal pour la période du 31 juillet au 16 août.

Lundi 31 juillet – Aucune accalmie. Nous prenons nos repas dans la petite ferme, remerciant le ciel de cette cordiale hospitalité. La nature elle-même nous a préparé une petite tranchée derrière la maison. Nous allons nous y abriter quand le danger se fait plus grand. On nous confirme l’arrivée des Américains à AVRANCHES. Un avion de tourisme, planeur majestueux et pacifique est devant nos yeux, chargé de nous annoncer « ARRIVEE DE L’ARMEE AMERICAINE ».

Une joie indicible s’empare de nos cœurs ! Beaucoup de groupes de réfugiés déferlent vers la grand ’route nationale pour aller acclamer nos libérateurs qui défilent en masse avec leur matériel d’une puissante inouïe ! Des Français reviennent avec eux. Nous remercions le Seigneur de nous avoir laissé la vie et nous prions car tout danger ne semble pas écarté. Le petit bourg de SAINT-QUENTIN, en face de nous, offre le triste spectacle de plusieurs incendies. Une mitrailleuse allemande est installée dans le clocher de l’église pour la riposte, tout le village va prendre. Un brave pompier père de huit enfants, vient nous demander d’aller faire la dernière toilette à ses quatre ainés ensevelis par un obus sous une tranchée, au bas de la côte Saint Martin. Le matin, Sœur Cécile est allée soigner 5 soldats Turcs et Russes, abandonnés par les Allemands. 

Mardi 1er août – Nuit d’angoisses, le canon gronde fort et près, il se rapproche de plus en plus. Les gens de la ferme s’enfuient en pleine nuit. Détonations sans nombre nous dressent toutes sur notre paille. Nous nous élançons dans  notre tranchée. Combat d’avions qui nous fait passer une heure tragique, puis accalmie qui nous fait retourner au bourg  pour la messe. Action de grâce pour notre libération, prière pour ceux qui sont encore dans la mêlée, prudence et charité pour les vaincus. Cette journée qui commence est sous le signe de la détente et de la joie. Les nombreux passages des voitures américaines sont comme un présage de la victoire proche. Nous sommes heureuses de saluer ceux qui viennent libérer notre cher pays. 

Suite à la demande de l’Archiprêtre de recommencer dès lundi les patronages de vacances, Sœur Supérieure part à Avranches avec Sœur Madeleine pour lui rendre visite. Sa hâte est grande aussi de revoir dans quel état est la Maison. 

La ville est en fête, les cloches sonnent à toute volée. La joie se lit sur tous les visages, tous se sont mis en toilette, nous saluent ou nous arrêtent pour nous faire partager leur bonheur. Nous entendons le roulement d’avions américains qui n’ont pour nous rien d’inquiétant. En arrivant Bd du Maréchal Foch, nous sommes saisies par le déclenchement brutal d’une offensive aérienne. Nous nous jetons à plat le long du mur. Les mitrailleuses sifflent et tombes autour de nous sur nos guidons de bicyclettes. Encore rien pour nous ! La rafale passée, nous nous rendons à l’ouvroir, nouvelle rafale !  

M. le Curé est absent, église fermée, pas d’autre abri que les maisons en ruine. Deux nouvelles rafales suivent, c’est un soulagement de nous sentir en demi sécurité. En repartant nous demandons conseil à M. le Curé en vue du retour à AVRANCHES. Il nous engage à rester tranquilles et à attendre la décision des autorités occupantes. Il est inquiet de nous savoir là à cette heure ! 

Retour à SAINT-MARTIN sans incident ! Après une journée de pareilles émotions nous aspirons au repos. A cet effet nous aménageons la chambre de l’auberge. A 11 heures, réveil en fanfare, ciel illuminé, incendies à l’horizon ! Bruits d’avions, de torpilles aériennes, de D.C.A. Dégringolades rapides par la cave pour regagner notre abri. Nouvelle alerte, nous restons dans notre abri. Tout fait rage au dehors jusqu’au petit matin.

Mercredi 2 août – Défense est donnée de retourner à AVRANCHES. Passage des troupes américaines. Fête pour les gens du pays d’aller visiter les camps militaires et de bénéficier de leur largesse. Quelques-uns saluent les « Sisters » très respectueusement. Nous nous installons dans l’abri pour la nuit. 

Jeudi 3 août – AVRANCHES est en pleine bataille. Nuit de combat à 200 mètres du front. Notre chambre est devenue le refuge des réfugiés et des voisins, 18 personnes. C’est le grand silence des moments de terreur.

Vendredi 4 août – Nuit très orageuse, combats d’avions, trois sont descendus sur douze. Visite de M. VIVIER accompagné d’un Père Jésuite américain. Récit émouvant, inouï de leur débarquement. Leurs pertes nombreuses lui font et nous font mal. Nous vibrons d’admiration devant la marche prodigieuse des troupes.

Samedi 5 août – Encore une nuit terrible ! Nous sommes sous toutes sortes de mitrailles.

Dimanche 6 août – Nous avons les Vêpres de la Fête de la Transfiguration avec un Prêtre américain. Les soldats nous édifient par leur tenue. Une lettre de Sœur Visitatrice, datée du 6 juillet, nous parvient. C’est un réconfort de la savoir vivante ! 

Mardi 8 août – Nuit de guerre, nuit terrible. L’aviation allemande prend sa revanche, la D.C.A. attaque. Un avion prend flamme au-dessus de la maison. On a l’impression qu’il s’abat sur le toit de chaume en face ! Une bombe tombe tout à côté dans le champ, la maison tremble comme jamais. Un autre avion s’abat à un km.

Mercredi 9 août – Nous constatons que l’avion tombé hier est calciné et fume encore dans un champ de blé attenant à la ferme. Nous allons voir l’entonnoir creusé par la bombe derrière notre maison. Les réfugiés de la veille étaient dans une grange à 5 mètres du trou. Seul un âne et un mouton ont trouvé la mort ! Le souvenir de cette nuit terrifiante nous fait envisager un gîte plus sûr. Nous décidons d’aller nous abriter dans les caves de la moniterie BEGUIN. Départ à 8 heures : trois à pieds et trois à bicyclette. Nuit en commun avec les personnes les plus diverses. Toutes les six repliées dans un minuscule rectangle. Nous sommes chez nous. Malgré notre pauvre installation, nous nous sentons en sécurité, bien qu’au dehors tous les bruits font rage à nouveau : bombardements, D.C.A., et le trafic incessant des convois de camions, de grues, sur la route nationale, devant « chez nous ».

Jeudi 10 août – Réveil en fanfare par les ouvriers agricoles qui défilent devant notre installation. Comme la veille, nous regagnons SAINT-MARTIN pour assister à la messe de 6h30. Nous espérons avoir un petit quart d’heure pour utiliser l’eau fraîche ! Les cyclistes partent les dernières pour entasser nos sacs de couchage (sacs de farine tenant lieu d’oreiller). 

En route nous apercevons des silhouettes de cornettes dans le lointain. Notre étonnement est grand. Sans plus nous Inquiéter nous pédalons. En arrivant à SAINT-MARTIN, nouvelle surprise : une magnifique limousine américaine stoppe à la porte de notre auberge. Un officier descend et ouvre la portière à trois Filles de la Charité. Que s’est-il passé ? Nos Sœurs égarées, s’informant de la route près d’un campement américain, l’un de ces Messieurs ne trouve rien de plus aimable que de les conduire à domicile. Durant la journée grande activité aérienne. Nombreux campements autour de nous et va-et-vient sur les routes. Un mot du Docteur LEBRETON, adjoint au Maire, annonce à Sœur Supérieure qu’un bel immeuble nous est octroyé rue de la Constitution, et que nous y sommes appelées d’urgence pour la réorganisation des œuvres de bienfaisance et en particulier l’ouverture d’une cantine (les restaurants ne pouvant être ouverts d’ici longtemps). Deux Sœurs partent aussitôt voir cette maison. Pas d’hésitation possible : l’indication est déjà inscrite sur la porte : « Bureau de Charité ». La Municipalité ne s’est pas moquée de nous ! Nous allons habiter l’un des plus beaux Immeubles restés debout à AVRANCHES. Heureusement que la maison sera celle de tous. Le soir, nouvelle fugue vers la minoterie du VAL-SAINT-PERE. Nuit sans incident. Calfeutrées dans notre abri immense, en ciment armé, les bruits ne nous arrivent que très assourdis. Au matin, les Sœurs gagnent Saint-Martin par les « petits chemins ». Retour pédibus dans la sagesse voulue. 

Vendredi 11 août – De grand matin, Sœur Cécile et Sœur Madeleine prennent les bicyclettes pour AVRANCHES en vue d’organiser les premiers déblaiements. Nettoyage de la maison avec trois ouvriers de la ville. Toute la journée, grand branle-bas et déménagements. Pour la troisième fois, nous regagnons notre abri de nuit. Le calme se rétablissant peu à peu, nous quitterons pour de bon le VAL-SAINT-PERE.

Samedi 12 août – Sœur Supérieure, Sœur Cécile et Sœur Madeleine vont à AVRANCHES pour l’aménagement de la nouvelle maison. Impossible d’y travailler, car la dynamite fonctionne pour détruire les lambeaux de murs avoisinants.

Soeur Supérieure va voir M. le Maire. Place de l’Hôtel de Ville, un officier américain l’arrête et complaisamment lui demande la permission de la photographier pour son journal : il veut envoyer en Amérique le sourire d’une Sœur de la Charité de France ! Enfin, nous réintégrons notre petite chambre pour la nuit. Nous pouvons y dormir sans crainte, tout au moins sans bruit.

Dimanche 13 août – Sœur Cécile va chercher en pleine campagne deux jeunes employées de la Maison de Charité pour reprendre le travail à AVRANCHES.

Lundi 14 août – Ancienne infirmerie allemande, notre maison demande un vrai nettoyage. A nouveau, une équipe d’hommes nous est donnée par la Mairie pour nous aider. Mais les bolées de cidre ont plus d’attrait que le fonctionnement des balais !

Mardi 15 août – En ce jour de Fête de l’Assomption de Marie, nous nous unissons aux réfugiés et aux paroissiens pour fêter ce jour la Libération ! Le soir, procession aux flambeaux sur les routes, jusqu’au beau calvaire, face au Mont Saint Michel, où un autel est dressé ; au moment où le Prêtre se dispose à bénir la foule, se fait entendre une salve d’artillerie : mitraillage sérieux à peu de distance.

Mercredi 16 août – Dernière journée à SAINT-MARTIN. Grands préparatifs : paquets et ficelles. Avant de quitter ce lieu, nous admirons une dernière fois tout ce qui a charmé notre exil : l’Eglise Saint Martin, le beau site du Mont Saint Michel. Nous disons aussi adieu à la petite prairie où un reste de notre basse-cour « Blanchette et Aristobule » prennent paisiblement leurs ébats. Au sortir de cette période tragique, où nous avons souvent frôlé la mort notre prière est plus fervente pour redire, avec Marie : « Voici la Servante du Seigneur ! »

Fin du « Journal de route durant la Guerre »

Le Service des Archives de la Province Belgique France Suisse (Février 2025)